46

Eva Armour quitta la table du patio et l’accueillit les deux mains tendues. Sutton l’attira tout contre lui, mit un long baiser sur les lèvres offertes.

— Cela, dit-il, c’est pour le million de fois que j’ai pensé à vous.

Elle éclata d’un rire un peu moqueur, soudain gaie et heureuse.

— Voyons, Ash, un million de fois !

— Brouillage du temps, dit Herkimer. Il a été parti dix ans.

— Oh ! fit Eva. Oh, Ash, c’est horrible !

Il lui sourit :

— Pas trop horrible. Cela m’a fait dix ans de repos. Dix ans de paix et de tranquillité. Je travaillais dans une ferme, vous savez. Cela a été un peu dur au début, mais j’ai vraiment regretté de devoir m’en aller.

Il lui avança une chaise, en prit une pour lui et s’assit entre eux.

Ils mangèrent des œufs au jambon, des toasts et de la confiture, burent du café noir très fort. Il faisait bon dans le patio. Dans les arbres au-dessus d’eux, des oiseaux se querellaient gentiment. Dans le trèfle qui poussait entre les briques et les dalles du pavement, des abeilles bourdonnaient parmi les fleurs.

— Comment trouvez-vous ma maison, Ash ? questionna Eva.

— Elle est merveilleuse, dit-il. (Puis, comme si les deux idées pouvaient avoir quelque rapport entre elles, il ajouta :) J’ai vu Trevor hier. Il m’a emmené au sommet de la montagne et m’a montré l’univers.

Eva eut un brusque sursaut et Sutton leva vivement les yeux de son assiette. Herkimer attendait, le visage tendu, la fourchette en l’air.

— Qu’avez-vous tous les deux ? demanda Sutton. N’avez-vous pas confiance en moi ?

Et en même temps qu’il posait la question, il y répondit lui-même. Bien entendu, ils n’avaient pas confiance en lui. Car il était humain et il pouvait les trahir. Il pouvait déformer la destinée de telle façon qu’elle n’appartînt plus qu’à la seule espèce humaine. Et ils n’avaient aucun moyen d’être sûrs qu’il ne le ferait pas.

— Ash, dit Eva, vous avez refusé de…

— J’ai quitté Trevor en lui laissant l’idée que je reviendrais pour que nous en discutions. Je n’ai rien dit ni fait pour cela. Il croit simplement que je reviendrai. Il m’a dit de sortir et d’aller me cogner la tête contre les murs quelque temps encore.

— Vous y avez réfléchi, monsieur ? demanda Herkimer.

Sutton secoua la tête :

— Non. Pas tellement. Je ne me suis pas assis pour tourner et retourner cette idée dans mon esprit, si c’est cela que vous voulez dire. Elle aurait ses avantages si on la considérait d’un point de vue purement humain. Parfois je me demande franchement ce qui peut rester d’humain en moi.

— Que savez-vous en fait de tout cela ? demanda doucement Eva.

Sutton se passa la main sur le front :

— À peu près tout, je crois. Je suis au courant de la guerre dans le temps et comment et pourquoi elle est livrée. Je me connais : j’ai deux organismes et deux cerveaux, ou du moins des organismes et des cerveaux interchangeables. Je sais les choses que je peux faire. Il y a sans doute encore en moi d’autres facultés que j’ignore encore. On les acquiert peu à peu. Et chaque chose nouvelle vient difficilement.

— Nous ne pouvions pas vous le dire, dit Eva. Cela aurait été trop simple si nous avions pu vous le dire. D’ailleurs vous ne nous auriez pas cru. Et quand il s’agit du temps, on intervient aussi peu que possible. Tout juste assez pour tourner un événement dans le bon sens. J’ai essayé de vous avertir, vous vous en souvenez, Ash ? Autant que je pouvais m’y risquer.

Il acquiesça :

— Après que j’ai tué Benton dans la maison du Zag. Vous m’avez dit que vous m’aviez étudié pendant vingt ans.

— Et rappelez-vous, j’étais la petite fille au tablier à carreaux. Quand vous étiez à la pêche…

Il la considéra avec surprise :

— Vous saviez cela ? Cela ne faisait pas simplement partie du rêve dans la maison du Zag ?

— Manière d’être identifiée, dit Herkimer. De façon que vous puissiez savoir qu’elle était une amie, quelqu’un que vous aviez déjà connu et qui était très près de vous. De façon que vous l’acceptiez comme une amie.

— Mais c’était un rêve.

— Un rêve chez le Zag, reprit Herkimer. Le Zag est l’un de nous. Notre espèce en profitera si la destinée peut s’appliquer à tous et non pas à la seule espèce humaine.

— Trevor est trop sûr de lui, dit Sutton. Il ne fait pas simplement semblant d’être sûr de lui, il l’est réellement. J’en reviens à cette raillerie qu’il m’a lancée. « Sortez et allez vous cogner la tête contre les murs quelque temps encore. »

— Il vous tient pour un être humain, dit Eva.

— Non, je ne peux pas croire que ce soit cela. Il doit avoir une idée derrière la tête, une manœuvre que nous ne pourrons pas contrer.

— Je n’aime pas cela, monsieur, dit lentement Herkimer. La guerre ne va pas tellement bien. Si nous devions gagner, nous serions maintenant perdus.

— Si nous devions gagner ? Je ne comprends pas…

— Nous n’avons pas à gagner, monsieur, dit Herkimer. Tout ce que nous avons à faire, c’est de livrer une action de retardement, empêcher les Révisionnistes de détruire le livre tel que vous l’écrirez. Depuis le tout début, nous n’avons pas essayé de changer les choses. Nous voulions au contraire empêcher qu’elles soient changées.

— De son côté, Trevor doit gagner d’une manière décisive. Il doit détruire le texte original, soit en l’empêchant d’être écrit comme j’ai l’intention de le faire, soit en le discréditant si complètement que pas même un androïde n’y croira.

— Vous avez raison, monsieur, dit Herkimer. À moins qu’il n’y réussisse, les hommes ne pourront s’approprier la destinée, ne pourront faire croire aux autres formes de vie que la destinée est réservée à la seule race humaine.

— Et c’est tout ce qu’il veut, dit Eva. Pas la destinée elle-même, car aucun humain ne peut avoir dans la destinée la foi que, disons par exemple, un androïde peut avoir. Pour Trevor, c’est simplement une affaire de propagande… afin que l’espèce humaine croie absolument qu’il est écrit qu’elle ne trouvera pas le repos tant qu’elle ne sera pas maîtresse de l’univers.

— Aussi longtemps que nous pourrons l’empêcher de faire cela, dit Herkimer, nous pourrons dire que nous gagnons. Mais l’issue du combat est si incertaine qu’une initiative d’un côté ou de l’autre pèserait lourdement. Une nouvelle arme pourrait être un facteur décisif pour la victoire ou la défaite.

— J’ai une arme, dit Sutton. Une arme sur mesure qui les battrait… mais il n’est pas possible de l’utiliser.

Ni Eva ni Herkimer ne lui posèrent la question mais il la lut sur leur visage et il y répondit.

— Il n’en existe qu’une. Une seule arme. On ne peut faire la guerre avec un seul canon.

Des pas retentirent au coin de la maison et lorsqu’ils se tournèrent, ils virent un androïde qui courait vers eux à travers le patio. Ses vêtements étaient couverts de poussière et son visage tout rouge d’avoir couru. Il s’arrêta et les regarda, s’accrochant au bord de la table :

— Ils ont essayé de me retenir, dit-il haletant, les mots jaillissant par à-coups. La maison est cernée…

— Andrew, espèce d’idiot, dit sèchement Herkimer. Qu’est-ce que cela signifie d’arriver en courant comme cela ? Ils sauront que…

— Ils ont découvert l’existence du Berceau, hoqueta Andrew. Ils…

Herkimer se leva vivement. La chaise sur laquelle il était assis se renversa sous la violence de son mouvement, et son visage devint si blanc que le tatouage sur son front ressortit avec une netteté extraordinaire.

— Ils savent où…

Andrew secoua la tête :

— Pas où. Ils ont simplement découvert son existence. À l’instant. Nous avons encore le temps…

— Nous allons rappeler tous les vaisseaux, dit Herkimer. Il va falloir que nous enlevions tous les gardes des points critiques…

— Mais vous ne pouvez pas faire cela, s’écria Eva. C’est exactement ce qu’ils veulent. C’est la seule chose qui les arrête…

— Il le faut, dit Herkimer d’un ton lugubre. Il n’y a pas le choix. S’ils détruisaient le Berceau…

— Herkimer, dit lentement Eva, avec un calme mortel dans la voix : La marque !

Andrew se retourna pour lui faire face puis recula d’un pas. La main de Herkimer disparut sous sa veste et Andrew s’enfuit, courant vers le mur bas qui entourait le patio.

Le couteau étincela dans la main de Herkimer et fut soudain une roue tournoyante lancée à la poursuite de l’androïde qui détalait. Le couteau l’atteignit avant qu’il parvienne au mur et il s’effondra en un petit tas de vêtements chiffonnés.

Sutton vit que le couteau s’était planté droit dans son cou.

Dans le torrent des siècles
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